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   Le   « parler »   d’Alger.
   Texte de M. Henri Batteau.   (Vers 1930).





En ce temps là….. Alger  avait, bien entendu, son parler.   Le  « parler »  des gens du peuple, le parler de la rue, riche d’un vocabulaire qui empruntait à toutes les langues de  la Méditerranée.   Je devais le découvrir sitôt débarqué, à travers mes cousins et cousines qui étaient venus nous accueillir.

Bien sûr, vu du Nord, d’où nous venions,  l’accent d’Alger  nous semblait s’apparenter à celui du Midi.   En fait, il n’en était rien, sauf qu’à la différence des régions septentrionales de l’Hexagone, on n’escamotait pas les syllabes terminales.   Mais la  « musique »  du langage y était tout autre.   Sans le savoir, et surtout sans l’admettre, l’accent des  européens d’Algérie  avait subi l’influence de l’arabe. Cette façon par exemple de demander  « d’où t’ i es toi ? ».

A la charnière des années 1920 et 1930, il était une expression qui faisait fureur à  Alger et qui revenait à chaque instant dans la conversation.     C’était  « avoy » (ou   « ahoua») :
  • Avoy  pouvait signifier une multitude de choses selon le ton que l’on employait.
  • Par exemple,  « avoy »  venant de celui qui écoutait un discours marquait son attention et signifiait qu’on demeurait attentif.
  • Avec une intonation différente  « avoy »  se mettait à vouloir dire :
        « par exemple »  ou  « pas possible ».
  • On marquait son étonnement avec intérêt en adoptant une forme interrogative  « avoy ? ».
  • Autre ton autre acceptation  : et  « avoy »  signifiait alors  :  « à quoi bon »  et laissait entendre qu’on se désintéressait,  qu’on abandonnait,  qu’on déclarait forfait  :  « avoy »  on traînait alors sur le mot  « a…voy ».


Illustration livre Alger


Un autre aspect du parler algérois était cet emploi de la forme réfléchie dans les verbes, là où elle n’a pas sa place. Ceci probablement emprunté à l’espagnol.

Ainsi, on disait couramment entre gosses :


    « à moi, tu me frappes »    ou bien
    « tu me voles, à moi ? ».


J’ai longtemps ri de cette exclamation un jour entendue lors d’une vive discussion :

    « c’est lui qui a tort et à moi i m’acclame …»

On notera l’emploi d’ «acclamer » pour engueuler, signe évident d’une confusion des sens des mots.





Encore une tournure propre à la ville de Bab el Oued ou autre quartier :

l’emploi du verbe  « faire »  là où,  le français utilise le verbe être ou celui d’exercer une profession.
Ainsi, à Alger,  à cette époque,  on  « faisait boulanger »  ou on  « faisait médecin ».


Quant je suis entré au   Petit Séminaire,   mes petits camarades m’ont raillé en disant que je  « faisais tocaféro» .   Il faut préciser que ce qualificatif désignait tout ce qui se rattachait à la pratique religieuse.


Illustration Don Camillo Alger
Dans ce peuple que l’on aurait pu qualifier de  « globalement catholique » du fait de l’influence prédominante des peuples méditerranéens, surtout espagnols et italiens, une certaine forme d’anticléricalisme se manifestait ainsi à l’égard des pratiquants trop assidus.


Ce terme de  « tocaféro »,  qui se référait apparemment à un geste consistant à toucher du fer, désignait d’abord tout porteur de soutane, mais aussi, et par extension, tout pratiquant suspect de bigoterie. Un peu l’équivalent du qualificatif  « fioli »  dont les vieux marseillais ont gardé le souvenir et qui désignait pêle-mêle un enfant de chœur  (fioli les burettes),  un bedeau ou un assidu des offices religieux.


Ainsi, en entrant au Séminaire on
« faisait tocaféro ».






Il est curieux de constater que cette construction hérétique au regard de la syntaxe apparaît de plus en plus dans le langage actuel.  Ainsi, il est fréquent de lire sous la plume de  Claude Sarraute  qui assure chaque jour un billet satirique dans  « Le Monde »  en employant un langage branché que tel ou tel homme politique veut  « faire ministre »  ou que le fils de sa meilleure amie a l’intention de  « faire chirurgien ».

A Alger,  cette manière de  « faire »,  si je puis dire,  ne s’appliquait pas qu’à la profession ou à l’état,  elle pouvait aussi qualifier une attitude.  On disait par exemple à quelqu’un à qui l’on reprochait de jouer double jeu :  « tu fais falso ».   Un « falso » (on détectera facilement la racine latine) étant un faux-jeton,  un hypocrite .

Je n’ai malheureusement pas archivé toutes les expressions truculentes qui fleurissaient à l’époque à Alger,  mais il m’en revient en vrac quelques-unes par lesquelles je terminerai cette évocation du parler  « papaouette ».  Car il faut aussi rappeler que les Français d’Afrique du Nord d’origine métropolitaine se considéraient comme une élite au regard des  « immigrés »  de fraîche date,  arrivés en espadrilles d’Alicante ou avec toute une marmaille,  de Naples.

Quelques-uns parmi les Français de souche,  colons (surtout eux),  administrateurs ou enseignants se désignaient encore comme  « pieds noirs ».  Ce qualificatif remontait à la période qui avait suivi immédiatement la conquête et n’était méritée que par le petit nombre de pionniers et ceux des leurs qui avaient assuré le début de la colonisation.



carte postale  Alger

Eux seuls savaient encore ce que voulait dire  « pied noir ».

Ils entendaient réserver l’épithète à la seule aristocratie qu’ils avaient conscience de représenter.

Les autres étaient des
  « papaouettes »

Espagnols,  Italiens,  Maltais,  Mahonnais,  etc…   et par extension, leur parler et leur accent étaient  « papaouettes ».




Et puis le terme  « pied noir »  est réapparu peu avant l’exode des européens,  dans les années 60,  il s’est mis à désigner tous ceux qui vivaient en Afrique du Nord  (car on qualifie de  « pieds noirs »  même les anciens résidents du Maroc ou de Tunisie.).

« Pied noir »  est entré dans la langue française,  il figure dans 
le Robert  (Paul   Robert   l’auteur du dictionnaire étant lui-même issu d’une illustre famille d’Algérie)
et chacun sait maintenant ce que ce terme signifie.

Mais je me demande,  ce qu’en penseraient mon oncle et ma tante dont les parents avaient quitté  l’Alsace après la défaite de 1871  et qui se considérèrent jusqu’à leur mort comme d’authentiques  « pieds noirs ».


Je voudrais aussi rappeler à ceux à qui cela peut encore vouloir dire quelque chose,  ces quelques termes qui me reviennent en mémoire et qui,  pour désigner une chose,  la rattachait à un nom propre, parce qu’il était en relation avec ce que l’on voulait exprimer :
  • ainsi,  toutes les sandalettes,  spartiates ou chaussures légères étaient des  « Méva »  du nom probable d’un fabricant ou d’une marque;
  • ainsi également un soda était un  « Sélecto »  … ;
  • pour dire à quelqu’un  « tu es fou » ,  il arrivait que l’on dise  « ti es Rouby »  sans doute du nom d’un certain  docteur Rouby  qui gérait un établissement psychiatrique dans la banlieue,  vers  Saint Eugène,  je crois.

Une expression dont je serais bien incapable d’expliquer l’origine servait de cri d’alerte quand on risquait d’être surpris dans un lieu défendu ou entrain de faire quelque chose d’interdit. 
  • Celui qui faisait le guet ou simplement décelait le danger, criait  « Mata » ;
  • Parfois une précision suivait l’avertissement, ainsi, jouant dans un entrepôt désaffecté, nous nous dispersions à la hâte en entendant l’un d’entre nous lancer :  « Mata, l’homme »,
  • Ou bien, marchant sur les pelouses interdites du parc de Galand, on s’empressait de regagner l’allée au signal : « Mata, le garde ».
  • Disons que  « Mata »   c’était un peu le  « 22 »  des titis parisiens.


La gamme des injures était évidemment d’une incomparable richesse.   Les premiers mots d’Arabe qu’apprenait le nouvel arrivant étaient :   « nahdin’ immek »    (orthographe phonétique)  qui fait allusion à la vertu de la génitrice de celui auquel il s’adresse et qu’on peut traduire   (traduction libre) par   « putain de ta mère »   familier aux méditerranéens francophones.

Une injure dont le sens m’était apparu ésotérique mais dont je crois avoir décelé le sens bien plus tard,  c’était  « coulo »  dont j’ai cru comprendre qu’il désignait un homosexuel passif.

Enfin, et pour vraiment terminer,  qui ne se souvient de  « Galoufa »  dont je n’ai jamais su s’il était un homme ou une fonction.   Le  « Galoufa »  que j’ai connu était un pauvre hère qui déambulait par la ville en traînant un attelage pittoresque constitué d’une haridelle décharnée qui tirait un fourgon à claire-voie à l’intérieur duquel on entendait gémir ou aboyer quelques pauvres cabots ramassés  au marché de L’Agha  ou dans la  rue Clauzel.  Un film relativement récent avec  Roger Hanin  s’ouvre sur l’image de cette charrette,  qu’il appelle d’ailleurs  « Galoufa ».    Alors,  « Galoufa »,  un homme ou une institution ?


Sur ce  « Parler d’Alger »,  je sais qu’il existe une littérature devenue introuvable. J’ai souvenance d’un livre qui portait en titre,  quelque chose comme :  « …Mouna, casher et couscous… »



affiche centenaire Algérie Française  Alger
Mais depuis l’exode peut-être y a-t-il d’autres produits de la mémoire des  Français d’Algérie.


Pour ma part, je me suis limité à quelques souvenirs personnels mettant à profit ce phénomène bien connu, à savoir qu’après la soixantaine  (j’en ai présentement 75) les souvenirs de jeunesse remontent à la surface avec une étonnante précision alors que notre mémoire connaît d’insupportables défaillances pour tout ce qui touche au présent.


Et puis,   je me résigne difficilement à admettre que toute cette culture,   édifiée au cours de

cent trente années de notre histoire

va se trouver engloutie à tout jamais,  sans qu’il n’en reste autre chose que de vagues souvenirs consignés dans des archives nécessairement confidentielles.





Que restera-t-il de  « l’accent pied-noir »  dans cinquante ans ?

Il y a peu d’exemple dans l’histoire,  d’une culture qui fut celle de tout un peuple,  culture qui s’est progressivement façonnée par des apports aussi disparates et pendant plus d’un siècle, qui ait ainsi disparu aussi totalement et irrémédiablement.

J’ai ainsi l’impression d’apporter une modeste contribution à la mémoire de cette culture.




Alger      Notre Dame d' Afrique.

Alger Notre Dame Afrique.




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