La Vraie Bataille
d'Alger en 1957
En Eté, nouvelle vague de terrorisme :
Malgré les échecs subis au début du printemps, le F.L.N.
n'a pas renoncé à l'action terroriste, loin de là!.
- Le 12 mai, j'avais assisté aux obsèques de M. Gabet, le maire
de Koléa, lâchement assassiné.
- le 3 juin, trois bombes à retardement explosent; placées dans les lampadaires, aux
arrêts d'autobus,
elles provoquent la mort de huit personnes et
en blessent quatre-vingt-huit autres.
Je donne alors le commandement du secteur Alger-Sahel à
mon adjoint, le colonel Godard, qui s'installe au palais Bruce, au plus près de la Casbah.
Il va y avoir deux ans que nous sommes à Alger, ma famille et moi, sans que l'idée même d'un jour de permission ou de détente me soit venue. Ma femme ne veut se séparer ni de moi
ni de notre fille... nous sommes donc tous trois rivés à cette vie
harassante, usante, que la chaleur, dès le mois de mai, rend plus
difficile à supporter.
Un changement d'air, d'ambiance me serait
bénéfique.
Mais il ne peut être question de décrocher d'Alger, surtout alors que
reprennent les attentats, que se durcit à nouveau la rébellion.
Le lieutenant Mazza, mon aide de camp, conscient comme
tout mon entourage, du problème, me propose la réquisition
d'une villa sur la côte à quelques kilomètres d'Alger.
Il s'agit d'une vaste maison, quelque peu délabrée parce que vidée et
inoccupée depuis les « événements ».
Pour prévenir ma réaction qu'il devine hostile à une mesure
personnelle, Mazza a prévu de consacrer tout le rez-de-chaussée
et une aile de la bâtisse à un centre de convalescence pour les
éclopés de ma division.
Il sait bien que c'est là un projet qui me
tient à cœur!
Le principal agrément de la villa est son accès immédiat à
la mer.
Chaque jours, dès le petit matin, je pars précédé de mes motards qui me
font filer un train d'enfer.
Au volant de ma 403 blonde, l'acrobate du volant, le sergent parachutiste Happey, leur colle aux roues.
Je suis éternellement pressé et nous avons contracté là,
Happey et moi, la dangereuse habitude d'oublier les servitudes du code de la route pour gagner les cinq minutes qui me
manquent pour faire une heure!
Les agglomérations où se pressent maisons anciennes et
récentes, luxueuses ou modestes, allant du château à tourelles au
cabanons, se multipkient tout au long de ce front de mer au pied de Notre Dame d'Afrique.
Je traverse la pointe Pescade, les Deux-Moulins, Saint-Eugene, je me glisse entre les barrages militaires, j'entrevois des voitures arretées et vidées.
C'est le chemin d'accès à la ville.
La voie de la fuite de ceux qui apportent le trouble et surtout la mort !
Je recevais beaucoup :
- réunions où j'écoutais les comptes
rendus d'exécution et donnais des directives de détail,
- audiences privées après filtrage par mon cabinet.
- J'avais bâti un programme hebdomadaire et m'efforçais de le suivre si l'actualité le permettait.
- Le lundi et le jeudi :
à 11 heures, je recevais dans mon bureau mes
subordonnés directs, les paras et
les chefs de service de la police pour préciser les modalités de leur action en profondeur, dont les détails m'étaient communiqués chaque jour par le 2° bureau.
- Les mardi et vendredi :
à 14 heures, j'allais à la préfecture
pour recevoir les comptes rendus de l'action en surface exposés
par les commandants de secteurs d'Alger.
Nous étudiions la manière de parer à certaines difficultés, d'améliorer les métho-
des.
- le samedi :
à 10 h 30 je me rendais à la préfecture, pour
m'occuper des affaires du département d'Alger, traitées par
l'état-major mixte départemental (militaires et civils) et celui de
la zone Nord Algéroise (Z.N.A.)
C'étaient des affaires qui me concernaient personnellement
et dont j'assurais la responsabilité.
- Mais j'étais tenu à participer également aux réunions provoquées,
à la préfecture,
par le général Allard et le préfet Baret, où étaient traitées les affaires des quatre départements et zones, à la fois à l'échelle
de l' « Igamie » pour les civils et de la division militaire
d'Alger devenue le corps d'armée d'Alger.
- Mais si ces réunions étaient essentielles et m'obligeaient à
une présence aussi régulière que possible, je devais multiplier
mes contacts personnels avec les colonels de mes régiments à
leur P.C chaque fois qu'une découverte ou une capture importante requérait ma venue.
De gauche à droite :
Le général Massu, les colonels Perrin, Brothier, Mayer, JeanPierre, Romain-Desfossés
Pour mes officiers, pour moi, il était vital de ressentir en commun l'atmosphère intraduisible du lieu même où se déroulait l'action... où elle venait de se dérouler.
Parfois, c'était l'inspection de V.I.P., d'autorités supérieures,
qui m'amenait à ces déplacements.
Je n'avais pas toujours, alors, le même sentiment de ne pas perdre mon temps.
Dans la seconde période de la Bataille d'Alger, qui va commencer maintenant, j'irai souvent rendre visite au colonel Godard, auquel j'ai délégué mes pouvoirs concernant le secteur
Alger-Sahel.
Son P.C., tout près de la Casbah, s'est installé dans
un « palais »... encore un.
Le dimanche 9 juin, c'est la Pentecôte,
- le colonel Brothier et son épouse sont venus nous voir.
Cette fin de journée, je ne suis pas près de l'oublier !
Nous prenons l'apéritif sur la terrasse quand une explosion troue le calme du soir...
il est 18 ou 19 heures :
- Le téléphone m'apprend qu'une bombe a
éclaté au casino de la Corniche, tout proche de chez moi.
Brothier et moi nous nous précipitons.
- Le spectacle qui nous est offert n'a pu s'effacer de notre mémoire !
Toute une jeunesse joyeuse, venue danser au terme de ce beau jour de
fête, est massacrée :
9 morts, 85 blessés dont 39 femmes, 10 dans un état désespéré.
Ce sont des Français de souche, beaucoup n'ont pas vingt-cinq ans!
Sous l'estrade, une bombe a été déposée par un des plongeurs arabes de l'établissement
qui a pris la fuite.
Le chef d'orchestre, Lucky Starway, est déchiqueté, ses musiciens tous grièvement atteints.
La piste est balayée, les danseurs couchés pêle-mêle...
Voilà comment se termine un bal innocent!
Je revois cette belle jeune fille de dix-huit ans dont les deux
jambes ont été arrachées
et qui gît, évanouie, dans ses cheveux blonds souillés de sang.
Cette vision s'est imposée en moi, avec un réalisme étrange, insoutenable, lorsque j'ai entendu l'an passé, puis lu le récit de l'atroce drame du « 5 à 7 » de Saint-Laurent-du-Pont.
Ne peut-on penser à notre réaction, à nous qui savions, en cette soirée du 9 juin 1957, qu'une main criminelle, mue par une volonté froide, avait sciemment causé un drame analogue?
Ne peut-on imaginer notre désir de trouver les autres bombes
prêtes à causer les mêmes drames, de tout mettre en œuvre pour les désamorcer?
Le 11 juin, les obsèques des victimes sont l'occasion d'une grave agitation.
Une grève inopinée est respectée par la population française de souche.
Certains musulmans sont malmenés.
Le couvre-feu est fixé à 21 heures pour l'ensemble de la
ville.
Je m'adresse à la population et à mes troupes dans les
termes que voici:
« Nous, militaires et policiers, ressentons la même douleur,
la même indignation que vous devant les attentats dont sont victimes tant d'innocents.
Vos deuils et vos souffrances sont nôtres, du fond du cœur.
L'action difficile, qui nous est imposée par cette guerre
secrète, exige, avec la foi dans la victoire qui nous anime,
beaucoup de sang-froid, d'astuce et de temps.
Le moment n'est pas, même pour les étudiants, de se
livrer sur la voie publique à des manliestations qui obligent
les troupes et la poliœ à se distraire de leur effort essentiel pour
en contrôler le développement.
Car vous n'ignorez pas qu'au milieu des gens les mieux
intentionnés, aspirant à se libérer publiquement de l'angoisse qui
les étouffe, se trouvent des provocateurs, soucieux avant tout
de détourner vers leurs fins malsaines les mouvements de foules
les plus honorables.
Il est primordial pour l'avenir de l'Algérie que nous tous
ici donnions à la métropole et au monde le spectacle de l'union
qui existe dans nos cœurs, notre seul but étant de réclamer et
d'obtenir, dans la légalité, la justice saine et totale, indispensable à notre victoire. »
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